Apprendre à mourir par Michel Hanus

Mourir michel hanusNous venons de redécouvrir un texte de M.Hanus, grand spécialiste du deuil aujourd’hui décédé, voilà quelques mots qui raisonnent encore : « Apprendre à mourir »

« Apprend-on à naître ? Nous n’avons pas le choix. Comme la mort, la naissance est un fait de nature auquel il n’est pas possible d’échapper. Nos parents nous ont-ils voulu ? Ou avons-nous été conçus par hasard, comme une surprise ! Une fois nés nous voilà soumis aux contraintes de la vie et aux soins de nos parents. Nous grandissons de toute façon sur tous les plans. Mais nous a-t-on APPRIS à grandir ? Les soins du corps ne font qu’accompagner une croissance irréversible et écarter les dangers qui pourraient lui nuire. Mais grandir psychiquement ? Moralement ? Socialement ? Spirituellement ? Toutes dimensions qui constituent notre humanité. Très tôt le bébé prend conscience qu’il est vivant. Mais la conscience morale ne s’éveille que peu à peu et ne se développe que guidée, éduquée entre le bien et le mal. Le cerveau primitif ne connaît comme « bien » que ce qui lui « fait du bien » et comme « mal » que ce lui « fait du mal ». C’est le fonctionnement selon le principe de plaisir du début de l’existence. Mais les parents veillent, donnent accord et satisfaction à ce qu’ils trouvent bien chez leur enfant, leur désaccord et leur désapprobation pour ce qu’ils trouvent mal. L’amour qu’il veut recevoir le pousse dans la bonne direction et la peur du retrait d’amour, voire de la réprobation, agit dans le sens contraire. Il va s’ancrer dans le « principe de réalité », celui de la satisfaction différée et pas à n’importe quel prix.

APPRENDRE à grandir est alors se soumettre aux valeurs de ses parents même si elles doivent être contestées par la suite ou, à l’opposé pour faire caricature, à leur absence de valeurs autres que celle de la satisfaction sans borne et, si possible immédiate, de leurs pulsions. Qu’y a-t-il alors à APPRENDRE ? À contourner les règles et lois sociales pour en tirer profit, habituellement aux dépens des autres, et éviter des punitions.

La vie fait grandir ; les parents et bientôt les adultes en charge de l’enfant, lui APPRENNENT et peu à peu lui APPRENNENT à APPRENDRE. Alors il devient autonome et maître, en bonne partie, de son destin. Mais a-t-il toujours envie d’APPRENDRE, de grandir au-delà de la croissance corporelle qui va plafonner avant de s’inverser. APPRENDRE mais dans quels buts ? Est-ce un goût fondamental ? Une habitude invétérée qui ne cherche aucune justification ? APPRENDRE pour quoi faire ? APPRENDRE pour aller où ? Le sens chronologique, la direction immuable de la vie est la mort ; mais ne pourrait-elle aussi faire sens dans un autre sens ? N’aurait-elle pas elle aussi quelque chose à nous APPRENDRE ?

Il est habituel et facile de ne voir la mort QUE comme la fin de la vie ; c’est ce que font tous les grands dictionnaires à l’exception de l’Encyclopédie du XVIIIe siècle. Alors il est trop tard pour qu’elle ait quelque chose à nous apprendre. Mais elle est bien plus que cela et elle habite durant toute la vie et notre corps et notre esprit, fut-ce de manière préconsciente. La vie du corps est un équilibre incessant entre l’anabolisme et le catabolisme, entre le croissance et la mort cellulaire programmée comme l’a si clairement montré Jean-Claude AMEISEN dans son livre sur l’apoptose. Dans notre esprit la mort est présente bien avant qu’elle ne survienne.

La mort que nous connaissons c’est le déclin de la nature qui ne meurt que pour renaître, c’est la mort des animaux qui nous entourent, c’est surtout la mort de nos congénères qui nous met en deuil lorsqu’il nous sont importants. Mais de la nôtre que savons-nous ? Rationnellement nous savons qu’elle est inévitable et que notre heure viendra. Mais tant que la maladie ou la vieillesse ne nous atteignent pas nous en écartons habituellement la pensée car une partie en nous rechigne à l’admettre. mort : on verra plus tard ! La mort : c’est pour les autres ! Déjà en 1915, Freud allait plus loin affirmant que la plupart d’entre nous vivent comme s’ils ne devaient jamais mourir, que nous avons essayé de la tuer par notre silence et que nous n’avons pas de représentation précise de notre propre mort. Ainsi sommes-nous constamment tiraillés, tout au long de la vie, entre notre rationnel qui rappelle à l’occasion que nous sommes directement concernés et une autre partie de nous, viscérale, instinctive, profonde, inconsciente dirait Freud qui n’en veut rien savoir et se croit immortelle !

APPRENDRE à mourir : le premier pas est de ne pas en écarter la pensée lorsqu’elle se présente. Elle se présente souvent dans l’actualité de nos journaux et de nos émissions de télévision et dans un grand nombre d’œuvres littéraires et de films. Mais elle ne nous touche que si elle est proche de nous. La peur de la mort a une dimension géographique : les horreurs qui ravagent le proche orient nous toucheraient infiniment plus si elles se passaient en France ! La mort d’une vedette ou d’un homme politique connu nous touche mais moins que s’il s’agit de celle d’un proche.

Peur de mourir et peur de la mort ne sont pas tout à fait synonymes. Que recouvre la peur de mourir ? Déjà reconnaître cette peur et vivre avec elle est un préliminaire pour APPRENDRE à mourir! D’aucuns crient à l’encan qu’ils n’ont peur de rien ni de personne et sûrement pas de la mort ! Pourtant elle est générale, peut-être même constitutive de la nature humaine. Même ceux qui la souhaitent pour apaiser des douleurs physiques ou morales insupportables n’en sont pas exempts. Le mourir a été longtemps, et jusqu’à ces derniers temps, lié à la douleur de l’agonie. Maintenant grâce aux soins palliatifs et à la loi Leonetti dont nous avons parlé, il est possible d’espérer mourir sans souffrir. Mourir peut recouvrir encore le fantasme archaïque mais persistant et inavoué d’être enterré vivant, ce qui est une des éventuelles motivations cachées de la crémation. Mourir c’est quitter ceux qu’on aime en sachant qu’ils vont en souffrir. APPRENDRE à mourir c’est aussi préparer cette transition pour qu’elle leur soit moins pénible.

La peur de la mort est tout cela et davantage car la mort c’est la fin. Ce peut être le couronnement d’une vie heureuse, bien vécue, éventuellement son apothéose. Mais ce peut être aussi le regret de ne pouvoir poursuivre la recherche d’un bonheur échappé jusque-là. La mort est la limite radicale qui est imposée sans avoir pu la choisir. Quoi qu’il en soit, la mort c’est la dépossession. C’est pour anticiper cette dépossession que les sadhus indiens quittent leur famille et tous leurs biens pour errer pauvres sur les chemins en attendant la mort. Mais elle comporte de plus des craintes sur ce qu’il y a au-delà. Certes la peur de l’enfer, si forte pendant des siècles de chrétienté, a presque disparu même chez les fidèles mais l’incertitude sur l’après demeure. Même ceux qui sont très croyants et riches de bonnes œuvres ne sont pas exempts de cette peur souvent plus atténuée chez les athés convaincus de leur complète disparition.

Freud disait également, en 1926, que ce qui fait le plus peur aux êtres humain c’est ce qu’ils ne connaissent pas et qui pourtant les attire. APPRENDRE à mourir : voici deux nouveaux pas : apprendre à vivre avec LE mystère et accepter de reconnaître que, derrière la peur légitime, elle nous inspire. Il nous arrive parfois de pactiser avec elle et même de la souhaiter dans des moments très difficiles qui nous paraissent insurmontables.

Ici APPRENDRE à mourir est apprendre au fil de sa vie à renoncer. Les renoncements nécessaires sont le lot de toute existence pour grandir. L’adolescent est obligé de renoncer à rester un enfant s’il veut devenir un homme, une femme. Il ne s’agit donc pas de cela mais des renoncements que l’on s’impose pour se détacher, se détacher du superficiel, de ce qui n’est pas essentiel pour se concentrer justement sur ce qui est le plus important : le sens que l’on donne à sa vie ! Se détacher des biens éphémères pour s’investir intérieurement sur les valeurs essentielles. Un proverbe indhou dit que l’on ne possède que ce que l’on a donné. Mais pourquoi posséder ? À quoi sert de posséder au moment de mourir : renoncer à l’inutile !

Les religions du Livre parlent de récompense dans l’Au-delà, le paradis. Mais pourquoi faut-il des récompenses ? Est-ce que le bien qu’on fait est un investissement pour l’avenir ? Ne se suffit-il pas à lui-même lorsqu’il est vécu comme le sens de la vie : être heureux dès maintenant, dès que possible et aider les autres à l’être également dans la mesure de nos moyens limités. Que faut-il de plus pour trouver la paix de l’âme qui est le meilleur apprentissage de la mort.

APPRENDRE à mourir c’est bien se préparer ! Mais pour se préparer encore faut-il savoir comment on veut mourir. La tendance générale actuelle semble de vouloir mourir sans s’en rendre compte dans son sommeil ou au cours d’une attaque indolore. Ne pas se voir mourir ! Alors pourquoi se préparer à un événement auquel on ne participe plus ? Pourquoi APPRENDRE à mourir ? Mais comment être sûr que celui, celle qui meurt si brusquement n’a pas senti la mort venir. La fréquentation des mourants nous a a appris que le temps se transforme et qu’une seconde chronologique peut paraître un grand temps long subjectivement. Même cette mort inattendue, en apparence, et rapide ne soustrait pas au vécu personnel de sa mort.

Les religions du Livre parlent de jugement au moment de la mort ou après la mort. Les religions et philosophies orientales, plus discrètes sur ce sujet, disent cependant que nos actes nous suivent et établissent une hiérarchie dans les réincarnations. Le jugement est immédiat pour les juifs et les musulmans ; les catholiques insistent davantage sur le Jugement Dernier. Qu’importe ! Il y a jugement ! Mais n’est-il pas plus simple de penser que la conscience morale de chacun jette un regard rétrospectif sur sa vie. Alors APRENDRE à mourir c’est rechercher, pendant qu’il en est encore temps, la paix de l’âme et pour ce faire, reconnaître ses manquements et ses fautes et voir comment ils peuvent être réparés. Les plus lourds sont les manquements par omission, ce qu’on aurait pu faire, ce qu’il nous était possible de faire et que nous avons négligé de faire par peur ? par paresse ? par manque de courage ? Alors que de regrets !

APPRENDRE à mourir c’est maintenant s’efforcer de vivre au maximum de ses possibilités, c’est oser entreprendre, c’est risquer de se tromper. C’est aller de l’avant ici et maintenant pour trouver l’épanouissement, donner sa mesure et entraîner les autres.

Nous parlions des renoncements imposés par la vie, ceux que nous ne choisissons pas : ici le deuil est le grand instructeur. Le deuil, les deuils importants nous APPRENNENT à mourir ! Ils rendent de nouveau la mort présente et près de nous. Devant le corps sans vie de l’être aimé nous sentons que, un jour, nous serons à sa place, morts ! Cette confrontation à la mort et cette grande douleur qu’elle engendre remettent beaucoup de choses en question : combien superficiels et privés de sens – insensés en quelque sorte – nous paraissent nos soucis quotidiens antérieurs : le confort, l’argent, la réussite, l’amour sexuel et bien d’autres. Dans ces circonstances l’essentiel s’impose : la relation d’amour et les regrets de ne pas l’avoir davantage vécue, le sens profond et les valeurs essentielles de notre vie pendant qu’il est encore temps. C’est maintenant qu’il faut vivre, bien vivre : demain il sera peut-être trop tard.

Le deuil nous fait vivre l’expérience de la douleur. Nous comprenons alors qu’elle fait partie de la vie, qu’elle est inévitable puisqu’elle est le signe de l’attachement, de l’amour que nous avons pour celui qui n’est plus.

Ainsi la mort s’apprend bien longtemps avant qu’elle n’arrive si l’on veut éviter, autant que faire se peut, qu’elle nous surprenne. APPRENDRE à mourir c’est aussi se préparer à l’accueillir. Bien des personnes qui font profession de ne pas avoir peur de la mort croient qu’il vaut mieux y penser le moins possible : pour eux il sera toujours temps. Il semble exister chez beaucoup d’entre nous des restes de pensée prélogique, magique, dans laquelle le mot et la chose sont équivalents. Penser à la mort – et encore plus oser en parler – serait alors risquer de la faire advenir.

Se préparer à la mort pour APPRENDRE à mourir est, en premier lieu, accepter d’y penser, ne pas repousser l’idée de sa propre mort. Accepter de se savoir mortel et en tenir compte. Mais notre mort n’est pas abstraite. Même si, comme l’écrit Freud, nous n’en avons pas de représentation elle a des implications pratiques tant pour nous que pour les autres et surtout nos proches. Comment désirons-nous mourir ? Sans nous en apercevoir comme semble le désirer le plus grand nombre actuellement ou en la voyant venir pour mieux nous y préparer ? Mourir en souffrant le moins possible recueille un accord unanime et la loi Leonetti nous en donne le droit. Mais ne vaut-il pas mieux établir en son temps, c’est à dire à l’avance, des directives anticipées et nommer une personne de confiance pour le cas où nous serions surpris plus vite que prévu par l’effacement de notre conscience.

L’euthanasie est un faux problème : pourquoi demander aux autres de faire ce que nous avons négligé de prévoir ! À nous de dire clairement jusqu’où nous ne voulons pas aller et de préparer les moyens nécessaires (directives anticipées et personne de confiance à qui nous avons donné nos instructions). APPRENDRE à mourir est aussi ne pas s’obstiner dans une vie déraisonnable qui ne nous apporte plus rien de bon et est une charge pour les autres. Voilà qui demande mûre réflexion d’où découleront les gestes pratiques adaptés à la situation.

Directives anticipées, personne de confiance cela signifie parler de sa mort avec son entourage. Le premier pas dans l’apprentissage de la mort est d’y penser, de ne pas refuser d’y penser, le second pas est d’en parler, le troisième sera de s’y préparer. À l’occasion de la mort d’un proche, d’un voisin, d’un animal familier, les enfants posent des questions sur la mort. C’est l’occasion d’en parler tous ensemble, de leur redire que nous leurs parents, leurs grands parents nous ne sommes pas immortels et que, un jour, nous ne serons plus là. Bien sûr ils protestent : « plus tard…plus tard ! » mais ils entendent et lorsque, inévitablement, ils rencontrent la mort, alors ils comprennent.

Notre mort est bien notre affaire mais elle est aussi celle de notre entourage. Eux seront en deuil lorsque nous ne serons plus là : ne doit-on pas en tenir compte ? En parler avec eux ? Habituellement ils respectent nos volontés mais ce ne sont pas forcément les leurs. La crémation par exemple ne fait pas l’unanimité. Même si tous ne sont pas d’accord, au moins chacun est prévenu. Lorsque rien n’est dit, le contrat obsèques et l’ouverture du testament peuvent réserver des surprises.

APPRENDRE à mourir c’est regarder les choses en face et il y a beaucoup à faire. Mourir en paix implique de se réconcilier sans attendre qu’il ne soit trop tard. C’est demander pardon à ceux auxquels nous avons porté tort et tenter de réparer. C’est mettre ses affaires en ordre. On l’entend d’ordinaire pour les choses matérielles mais c’est aussi vrai pour nos relations avec les autres. Ce n’est évidemment pas au dernier moment qu’il faut se préoccuper de pacifier ses relations conflictuelles. C’est la pensée de la mort, la pensée de sa mort qui pousse dans ce sens. Accepter de se rendre compte que le temps maintenant commence à nous être compté. Se détacher du superficiel (les biens matériels) pour se tourner vers l’essentiel, la paix de l’âme qui est la source de bonheur. APPRENDRE à mourir est fondamentalement le désir de mourir en paix et celui qui vit en paix a peu de souci à se faire.

Pour que la paix demeure après notre mort il est bien utile de faire son testament, un testament moral si l’on veut laisser un message fort à ses descendants et un testament matériel qui règle la dévolution de ses biens. Mais là également n’est-il pas préférable d’en parler afin de tenter d’éviter les mauvaises surprises. La loi ne laisse plus toute liberté au testateur mais il peut encore décider de l’attribution de la part réservataire et de ses objets personnels.

Pour ce qui est des funérailles et du cimetière, les positions sont diverses. Les personnes plus âgées aiment organiser à l’avance le déroulement de la cérémonie, retiendront leur concession au cimetière et prépareront parfois leur tombe. D’autres, même âgés, estiment que c’est l’affaire de leurs descendants. Mais ceux-ci s’ingénieront à savoir ce qu’aimerait l’intéressé. C’est une nouvelle occasion de discussion.

Nous pouvons APPRENDRE à mourir : il est sage de le faire. Mais cette préparation ne viendra pas à bout du côté mystérieux de notre propre mort ! Elle restera une aventure unique et personnelle qui, pour une bonne part, nous échappera, échappera à notre conscience au moment où justement elle s’éteint, laissant remonter ce qu’il y a de plus profond en nous : que ce soit la lumière et la paix !»

Source : Société de Thanatologie

Colloque Apprendre à mourir

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